Dr Alhassane Makanera Kaké : « La CRIEF a besoin d’experts…»

CONAKRY- La Cour de répression des infractions économiques et financières (CRIEF), fait l’objet d’intenses critiques dans sa composition et sa stratégie actuelle. L’institution qui ne compte pas reculer pour le jugement des dossiers relatifs aux cas de détournement de deniers publics, enrichissement illicite, blanchiments de capitaux, attribués aux anciens dignitaires du régime Alpha Condé et autres, a cependant tacitement des lacunes. Cela s’explique pour certains observateurs, la non maitrise des notions de l’économie, le manque de formation des magistrats qui composent l’institution et certains avocats, etc. La donne pourrait cependant changer, à en croire le consultant et professeur d’universités Dr Alhassane Makanera Kaké. L’universitaire a livré sa lecture sur l’incarcération prolongée de Kassory et compagnie, ainsi que l’évolution de la justice guinéenne, à travers une interview accordée à Africaguinee.com.


AFRICAGUINEE.COM : Les avocats de l’ancien Premier ministre Kassory Fofana ont soulevé des exceptions d’inconstitutionnalité. Selon eux la CRIEF n’a pas la compétence de juger leur client. Que dit la Loi à propos ?

DR. ALHASSANE MAKANÉRA  : Je commencerai par dire que le droit est très complexe. Il y a le droit écrit, il y a la position de la doctrine, c’est ce que nous sommes en train de faire maintenant. Et le droit réel, c’est la position du juge. Cela veut dire que le droit qui est appliqué, c’est la position du juge. Mais si nous nous permettons avec le droit écrit et la doctrine, quand les avocats soulèvent l’exception d’inconstitutionnalité, la première question que nous allons nous poser, c’est quelle Constitution ? C’est la première question. Nous sommes dans une situation complexe : on dit régime d’exception, où la situation est suspendue, mais l’expression ‘’Constitution suspendue’’ en Guinée, ça veut dire dans la pratique, qu’elle ne revient plus. Chaque fois qu’on a suspendu une constitution, c’en est fini pour elle. On peut aller à l’annulation ou à sa suppression, mais on use l’expression ‘’suppression’’. C’est dans le cadre pratique constitutionnelle guinéenne.

Quand on prend la théorie générale du droit, la loi réglemente deux situations : une situation normale et une situation anormale qu’on appelle Exceptionnelle. Les deux lois et les deux procédures ne sont pas les mêmes. En période normale, il y a des rigueurs de respecter les règles et les procédures y compris les règles de forme et de fond. En période d’exception, un seul principe, doit agir. C’est celui qui est en position d’agir. Maintenant, quand on dit inconstitutionnel, nous devons nous poser la question quand-même (…) La Crief a été créée après la charte. La charte constitue donc la constitution de la transition. S’il y a inconstitutionnalité, il serait mieux de rechercher à partir de cette charte qui est la constitution de la transition. Je dis bien, position de la doctrine.

Ces avocats estiment que la Crief ne relève pas de la nomenclature ordinaire des juridictions guinéennes. Etes-vous d’avis ?

Là aussi je vous dirais tout simplement sur le terrain purement de droit. On est dans la période d’exception. La Crief est une juridiction d’exception. La loi voudrait qu’après la période d’exception, que tous les actes qui ont été posés pendant la période d’exception soient validés en temps normal. C’est seulement pendant ce temps qu’on verra est-ce que la CRIEF doit continuer ou disparaitre ? Est-ce que les actes posés par la Crief doivent être validés ou annulés ? Mais normalement, [malheureusement cela ne s’est jamais fait en Guinée], mais le droit voudrait qu’en période exceptionnelle, n’agit celui qui est en position d’agir. Aujourd’hui qu’on le veuille ou pas, que le président actuel soit démocratiquement élu ou pas, qu’il prenne le pouvoir par le canon ou je ne sais quoi…, c’est lui qui est là. C’est lui qui est en position d’agir. Il doit agir pour cette période. Mais à la fin de la période, tous les actes qu’il a posés, doivent être validés, ça veut dire examinés. Examiner comment ? On visera une seule question. Est-ce que l’acte qu’il a posé visait l’intérêt général ? OUI ! Est-ce que si la période était normale, l’attitude serait la même chose ? OUI. On valide.

Mais quand il se trouve que la période normale, l’attitude ne serait pas la même chose, on ne valide pas. Et quand c’est annulé, tout revient à zéro. Cela tire de la théorie du fonctionnel de fait. Supposons qu’on dise que tout ce Doumbouya fait est illégal. C’est très profond. Cela veut dire tous ceux qui vont se marier pendant cette période, après Doumbouya, on va considérer qu’il faut reprendre le mariage. S’il y a eu des enfants, c’est des batards. C’est pourquoi on dit, en période d’exception, ce qui est normal, qui vise l’intérêt général, on valide. Donc il faut faire très attention dans les questions d’application de la loi. Il faut tenir compte des deux premières. On est en période d’exception, ce sont les lois d’exception qui s’appliquent. En période normale, c’est la loi en période normale qui s’applique.

Depuis plus d’un an Kassory Fofana, Mohamed Diané, Oyé Guilavogui et compagnie sont en détention. Est-ce normal au plan légal?

Vous savez, la justice est très complexe. Mais il doit y avoir l’humanité dedans. La détention est une exception. Quand quelqu’un est poursuivi, il y a la présomption d’innocence. On ne peut le retenir que, lorsqu’on est sûr que cela peut servir à quelque chose. Quand il n’y a pas ça, on ne doit pas faire la détention. Mais moi j’aime dire une chose quand même. La CRIEF vise quoi ? Est-ce que c’est uniquement mettre les gens en prison ? Ou bien la CRIEF vise aussi à ce que, ceux qui sont poursuivis et qui sont reconnus coupables, remboursent l’argent de l’Etat. Je crois que c’est les deux. Et surtout l’argent de l’Etat. Nous voulons beaucoup plus de l’argent de l’Etat, je crois, que de mettre les gens en prison. Cela veut dire tout simplement qu’il était mieux d’examiner au lieu de laisser les gens mourir, les laisser se faire soigner, mettez des cautions pour qu’ils puissent récupérer à la hauteur de ce qui est là.

Parce que s’ils meurent, la poursuite s’arrête là, sur le plan pénal, ça s’arrête là. C’est pourquoi je dis que le droit ne vise pas que la répression. Il faut voir comment on peut marier les deux. Appliquer la peine, mais donner la chance qu’on puisse aussi appliquer la peine. Cela ne sert à rien de maintenir quelqu’un en détention en attendant son jugement et qu’il meurt, que tout s’arrête là, que de le laisser aller se faire soigner et le poursuivre s’il est coupable, il paye. Je préfère qu’il soit coupable et qu’il paye que le laisser mourir. Surtout aujourd’hui, on ne peut pas fuir. Il faut demander un certain nombre de garanties. Ma position, c’est cela. Mais le juge aussi a sa position.

D’aucuns affichent des inquiétudes face au cas de Kassory particulièrement. Ils estiment si on arrive à lui donner la chance d’aller se soigner sachant qu’il a une nationalité américaine, il pourrait fuir. Que dit le droit ?

Quelque soit le montant qu’on réclame à Kassory, lorsqu’on regarde ses actifs, on peut trouver ça ici. Quoi qu’il arrive, il y a quelque chose sur laquelle on peut mettre main. Donc vaut mieux d’avoir quelque chose, il fuit, que le laisser mourir on n’a rien. C’est une logique terre à terre. Bon, quand on dit qu’il a la nationalité américaine, ça peut retarder, là on entre dans le pur droit international. Il a une nationalité d’origine qu’il exerce effectivement. Une nationalité américaine qu’il n’exerce pas effectivement.

Donc en cas de conflit, ça prendra du temps mais la nationalité effective va primer. Je ne parle que du cas Kassory, mais pour tous ceux qui sont en prison, la loi est claire, quand on détourne, il y a la responsabilité civile, il y a la responsabilité pénale…Donc il faut privilégier comment récupérer l’argent et accessoirement, comment ils vont subir les sanctions que les lois posent. Il faut être un peu flexible. Ceci est ma position.

Que pensez-vous de l’action de la CRIEF depuis sa mise en place?

Dès que la Crief a été créée, j’ai lu l’ancien ministre de la justice Cheick Sacko, qui a fait une sortie que j’ai appréciée. Il n’a pas touché les questions juridiques, parce que de toute façon, ça a été créée par Ordonnance, c’est tout à fait normal pendant la période d’exception quand il n’y a pas d’Assemblée. Mais il a parlé de problème technique. Le nombre de personne et la possibilité pour un seul juge de libérer les gens. Je crois qu’il s’agit de revoir ça. Deuxièmement, à mon humble avis, la Crief a besoin d’experts en matière économique et financière. Parce que la loi du droit économique et le droit financier n’ont pas les mêmes règles que le droit général. C’est des droits spécifiques. Ils ont leurs règles, leurs principes, leurs méthodes de preuves, ainsi de suite… Je sais qu’on n’a jamais eu une juridiction condamnant d’infractions financières, c’est tout à fait normal qu’il aurait besoin de formation, besoin d’assistance, besoin d’experts. Cela ne se discute pas.

C’est notre première expérience et tous ceux qui y sont n’ont jamais pratiqué ce qu’ils sont en train de faire. Donc on est dans la première expérience du pays, c’est la première expérience du personnel judiciaire… J’ai écouté le garde des Sceaux (Alphonse Charles Wright, Ndlr), qui a clairement dit qu’à 80%, il faut revoir le tout. Cela veut dire qu’il n’est pas satisfait. Reconnaissons d’abord que ceux qui l’ont créée (Crief), pensent qu’il y a des problèmes. Et nous, tant qu’on n’a pas assez de décisions en matière financière, des arrêts, on ne peut pas apprécier d’abord. Mais on sait quand même que la Crief, ceux qui l’ont créée ne sont pas satisfaits.

Quel regard portez-vous sur la justice guinéenne ?

Il faut le reconnaitre, nous venons de loin. Il ne faut pas dire justice guinéenne, c’est la justice africaine en général. C’est la même chose. Tournons la tête, allons-y au Sénégal voir ce qui se passe, qui était un pays modèle. Khalifa Sall, Sonko, fils Wade… On se demande est-ce que le juge n’est pas pour le chef. C’est la Guinée. Ce n’est pas seulement la Guinée, c’est un problème entier. A un moment donné, c’était l’infraction, c’était la justice populaire. On a retiré le droit de juger certaines matières au juge spécialisé. Et finalement, parti-Etat confondu, faisait que le parti jugeait plus que le juge.

Donc, nous venons de loin et nous sommes arrivés à un moment, c’est notre compréhension à nous-mêmes, c’est impensable qu’un juge condamne un chef et même toucher son acte. Donc il y a un problème même au niveau de la formation du juge. Mais ce qu’il faut reconnaitre, nous évoluons petit à petit. Bon gré malgré, on est en train d’évoluer. On a des jeunes qui viennent dans la chambre judiciaire…

Interview réalisée par Dansa Camara DC

Pour Africaguinee.com

Créé le 25 juillet 2023 13:10

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