Fronde à la CENI : le « grand déballage » de Safa Tounkara…

Safa Tounkara, commissaire à la CENI, Directeur adjoint du Département Fichier  Electoral

CONAKRY-La Commission électorale Nationale Indépendante (CENI) traverse une zone de turbulence avec en toile de fond, la conduite des opérations d’enrôlement des électeurs en prélude aux élections législatives du 16 février. Le clash est-il inévitable ? Signe du malaise profond qui mine l’organe électoral à deux mois du scrutin, sept commissaires se sont retirés du processus électoral. Que dénoncent-ils ? Que recommandent-Ils ? Notre rédaction a tendu son micro à l’un des frondeurs, Mamadou Safa Tounkara, commissaire à la CENI, directeur adjoint du Département Fichier Electoral. Il a fait des révélations. Entretien exclusif.


 

AFRICAGUINEE.COM : Hier, 7 commissaires de la CENI ont signé une déclaration dans laquelle ils annoncent leur retrait du processus électoral en cours devant conduire les guinéens aux élections du 16 février. Vous faites partie de ces commissaires, dites-nous quelles sont les raisons qui vous ont poussés à prendre une telle décision ?

SAFA TOUNKARA : Vous avez tout à fait raison, nous les 7 commissaires signataires de ladite déclaration, nous avons fait un constat sur le terrain. Tout au long de ces opérations d’enrôlement et de révision du fichier électoral, il y a eu des irrégularités, des problèmes et des manquements. A notre avis, il était inimaginable qu'on puisse organiser des élections sur la base de ces éléments qui sont en train de souiller notre fichier électoral. Après l’enrôlement, il faut établir un fichier électoral définitif avec l’impression des cartes électeurs. Nous estimons qu’avec toutes ces irrégularités, le fichier électoral qui est en phase de gestation, on ne pourra pas produire un corps électoral qui est identique ou conforme à la réalité du terrain. Je vous donne un exemple il y a des millions de citoyens qui vivent en Angola et au Sénégal qui n’ont pas eu l’opportunité de se faire enrôler. Donc, ils sont privés de ce droit, nous ne sommes pas d’accord.

Ensuite, si vous prenez à l’intérieur du pays, vous avez des contrées inaccessibles. Les citoyens n'ont pas pu se faire enrôler dès le premier jour du démarrage des opérations. Il a fallut attendre 5 à 6 jours pour commencer l’opération dans ces contrées. Nous avons  eu  des difficultés logistiques et matérielles. Alors pour toutes ces raisons nous estimons aussi que les cas d’enregistrement des mineurs avec des preuves éloquentes quand vous voyez les images sur les réseaux sociaux. Nous avons estimé qu’il était de la responsabilité de la CENI d’engager des enquêtes, de faire une investigation sur le terrain pour vérifier la véracité des faits, ensuite tirer les conclusions ou prendre des décisions  qui s’imposent  sur le terrain pour empêcher les mineurs de se faire enrôler. Nous avons pris des dispositions technologiques, mais c’est sans compter sur  l’ingéniosité de certains membres des CAERLEs et de certains operateurs de saisis de volontairement ou  de façon illégale d’enrôler des mineurs dans la base de données.

Pour nous, il était essentiel qu’on tire d’abord les leçons, qu'on évalue le fichier électoral en phase de conception et qu'on décide de la suite des choses. S'il faut corriger ? Oui. Comment il faut le faire. Qu’on pose toutes ces questions sur la table pour qu'on puisse avoir une certaine visibilité. L’objectif c'est quoi ? C'est pour qu'on ait un fichier électoral assaini qui peut  faire un consensus au niveau des acteurs du processus électoral. C'est pour qu'on puisse aboutir à des élections transparentes, inclusives et justes. Mais,  s’il y a des électeurs qui sont dans leurs droits et qui ne se font pas enrôler cela peut entacher la crédibilité des élections. Pour nous, il est inconcevable d’accompagner l’institution dans cet exercice de faire un forcing à travers les opérations de révision qui ont prouvé qu’il y a des choses à revoir. Il y a des difficultés et des irrégularités à corriger.

Le président de la CENI a annoncé lors de sa conférence l’acquisition  d’un logiciel permettant d’extirper tous ces mineurs du fichier électoral. Quand est-il concrètement ?

En tant directeur adjoint du département fichier électoral, à ma connaissance, le logiciel qui peut faire une activité d’identification faciale, d’analyse pour déterminer l’âge des électeurs n'est pas encore acquis. La dernière fois que j'ai eu cette conversation avec le Président de cette institution, nous étions en phase d’exploration, d’analyse et de demander à Innovatrics de nous proposer un logiciel. Nous étions toujours en phase de consultation. Pour le moment, le logiciel n'est pas acquis. Deuxièmement, au niveau de la CENI, il va falloir qu’on se remette en cause et qu'il y ait un minimum de rigueur dans le travail. Il faut faire le travail avec honnêteté, sincérité et intégrité. C'est notre objectif. Qu'est-ce nous avons observé ? Des fois il y a des décisions qui frustrent les commissaires, tout simplement,  parce que la décision n’émane pas d'une plénière.

Normalement, c’est la plénière qui prend des décisions et le bureau exécutif s’occupe de la mise œuvre ou l’exécution de ces décisions.  Le Président préside les différentes séances plénières. Alors, il est vrai que la loi lui octroie un certain nombre de prérogatives exceptionnelles mais nous disons que les élections n’engagent pas que le Président de l’institution. Les élections engagent l’ensemble des commissaires. S'il y a des décisions à prendre qui peuvent avoir un impact sur le processus, sur le chronogramme, il va de soi que tous les commissaires soient impliqués dans les prises de décisions. Pour nous, avant de décider de rallonger ou pas la période de révision, il fallait analyser les données sur le terrain, les étudier avec l’ensemble des commissaires. Ensuite à l’unanimité prendre une décision s’il  fallait rallonger cette phase d’enrôlement parce qu’il y a des millions d’électeurs qui n'ont pas pu être enrôlés. Nous sommes obligés de dire que ce fichier en phase de conception ne peut produire qu’une catastrophe.

Vous voulez dire que  maitre Salifou Kébé prend des décisions unilatérales ?

Cette décision qui dit qu’il n’y aura pas de rallonge pour l’enrôlement des électeurs, nous l’avons apprise à travers la conférence de presse. Les commissaires que nous sommes, nous avons reçu des messages à 10h indiquant que nous avons une conférence à 10h30. Donc, nous nous sommes posés des questions de quoi il s’agit et quelle doit être le thème à débattre. Est-ce qu'il ne fallait pas que nous les commissaires on se retrouve d’abord pour discuter ?  Ce qui n’a pas été fait. La décision a été annoncée en conférence de presse sans consultation de l'ensemble des commissaires. Et nous estimons qu'il y a des choses à débattre avant de prendre une telle décision. Des chiffres et des données du terrain sont des éléments qui facilitent la prise de telle décision. Pour le moment en tant que directeur adjoint du département fichier, je n'ai pas les données du fichier.

Donc, il y a aucune statistique sur le nombre d’électeurs enrôlés alors que les opérations sont closes  depuis avant-hier ?

A la date d’aujourd’hui,  je n'ai pas reçu des statistiques officielles qui disent voici le nombre d’électeurs enrôlés, ce qui est remonté du terrain et ce que nous avons pu obtenir du terrain. Et nous avons sollicité l’accès à ces statistiques pour évaluer les travaux.

Qui les gère concrètement ?

Ça se gère à plusieurs niveaux apparemment. Je pense aux operateurs de saisis qui relèvent d’ETI Bull. Ils font une notation des statistiques journalières, ils remontent ça au niveau des coordinateurs qui les condensent. Ensuite ETI Bull fait un répertoire. Il y a aussi les serveurs régionaux qui sont gérés par Innovatrics. Et Innovatrics à travers ses administrateurs remontent ces données au niveau du serveur du site central. A ma connaissance ces données n'ont pas été mises à la disposition du département fichier électoral pour analyse et pour évaluation des travaux.

 A quoi peut-on s’attendre concrètement dans les prochains jours ?

Concrètement, nous en ce qui nous concerne, nous sommes retirés du processus, nous suspendons notre participation aux travaux et nous  avons fait des recommandations. Nous espérons que pour le bon fonctionnement de l’institution, le président de la CENI prendra en compte nos recommandations. On revient à la plénière pour évaluer les travaux et décider de quoi faire ensuite.

Quelles conséquences votre retrait peut-il avoir sur la poursuite du processus ?

A partir du moment où, même en étant à l’intérieur, nous n’avons pas accès aux données, il n’y a pas de craintes. On n’avait aucune visibilité du déroulement en étant à l’intérieur. On s’est dit alors qu’on ne va pas cautionner ce qui se prépare, c’est pourquoi nous nous sommes retirés. Parce que  pour nous, il y a une évidence : il y a eu des irrégularités qui ont été dénoncées, il y a eu des cas de mineurs, il y a des cas de décédés. Comment traiter ces cas ? C’est ça la question fondamentale. On ne peut pas prendre une décision sans pour autant au préalable analyser ces données.

Etant le directeur adjoint du département fichier électoral, je ne connais pas son contenu. Je ne peux pas vous dire aujourd’hui combien d’électeurs valides existent dans la base de données, je ne peux pas vous dire combien d’électeurs se sont fait enrôler. Nous avons dénoncé tout ça.

N’est pas une contradiction de votre part de se retrier du processus électoral mais en restant au sein de l’institution ?

Ce n’est pas une contradiction. C’est une logique. C'est-à-dire qu’il y a des travaux qui ont été engagés, nous ne nous reconnaissons pas là-dans, nous disons alors stop pour qu’on fasse une évaluation afin de s’assurer que ce que nous avons fait sur le terrain est appréciable. Si ce n’est pas appréciable, qu’est-ce qu’il faut pour corriger. Donc, ce n’est pas une démission de notre responsabilité régalienne, c’est plutôt une doléance que nous posons pour demander qu’on évalue le processus avant d’aller de l’avant.

Au regard de tout ce que vous venez d’évoquer,  on a l’impression que vous n’avez le contrôle ou la mainmise sur aucune des opérations. Alors à quoi bon de rester ?

Le combat se mène à l’interne et non à l’externe. Il va falloir que les guinéens apprennent à travailler avec honnêteté et intégrité. On doit s’éloigner aussi de se contenter de ce qui est assez bien. Si nous devons faire un travail, faisons-le correctement. C’est ce que je déplore dans ces opérations. En tant qu’institution, notre responsabilité est d’organiser des élections crédibles. Il s’avère que dans plusieurs pays, les conflits sociaux tirent leur origine dans les processus électoraux. Nous voulons épargner cela de notre pays.  Pour ce faire, assurons d’avoir un fichier électoral assaini  faisant le consensus pour permettre d’aller à des élections crédibles et transparentes. Je ne peux imaginer qu’on organise des élections ici et que des guinéens d’Angola du Sénégal n’aient pas l’opportunité de voter pour le candidat de leur choix.

Le président de la CENI dit que les autorités angolaises n’auraient pas accepté l’enrôlement sur son territoire. Qu’en dites-vous ?

Ces dysfonctionnements administratifs ne doivent pas priver ces citoyens de leur droit de s’exprimer. Il fallait trouver des solutions alternatives. Mais on ne peut pas décider de façon unilatérale que là, ça représente 0.9%  et donc on l’écarte. C’est le taux de représentativité dans le fichier électoral, mais l’incidence sur notre processus de démocratisation  est assez élevée. Parce que même si vous privez deux ou trois électeurs, de leur droit de voter, vous violez un principe fondamental de la démocratie. C’est ce que nous voulons éviter.

Nous demandons qu’on réévalue le processus, si on a besoin de fonds additionnels, pour organiser de bonnes élections, on va faire un rapport qu’on adresse aux autorités. C’est à l’Etat de dire si oui ou non, on mettra les fonds demandés.  Mais on ne peut pas décider qu’on n’arrête pas le processus, qu’on va aller aux élections vaille que vaille. Nous trouvons cela inadmissible.

C’est la deuxième fois qu’il y a une fronde au sein de la CENI depuis sa mise en place. Qu’est-ce que votre retrait pourrait changer cette fois-ci ? Est-ce que la date du 16 février pourrait être tenable ?

Je pense qu’on ne peut s’exprimer sur la date qu’après évaluation de tout ce qui s’est passé sur le terrain. C’est exactement ce que nous demandons. Evaluons le taux de participation, le nombre d’électeurs inscrits, le nombre de décédés, le nombre de mineurs qui se trouvent dans la base de données et comment les extirper. Ensuite identifier une procédure permettant aux guinéens de l’étranger de se faire enrôler.

Au-delà de cela, tout au long des opérations d’enrôlement nous avons eu des problèmes avec les administrateurs territoriaux. Certains chefs de quartiers zélés  se donnaient des pouvoirs qui n’étaient les leurs dans les CAERLES. Tout cela ne donne pas du crédit et du sérieux sur le travail que nous avons en face de nous. C’est une période très sensible. Pour qu’il y ait de la crédibilité, il va falloir qu’on mette en place une procédure de réévaluation et de correction de tout ce qui s’est passé, pour qu’on puisse s’en sortir en ayant un fichier électoral assaini et représentatif du corps électoral en République de Guinée.

Interview réalisée par Diallo Boubacar 1

Pour Africaguinee.com

Tel : (00224) 655 311 112

Créé le 18 décembre 2019 17:46

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